Non, l'Allemagne n'a pas été la grande bénéficiaire de l'euro

Autor/en
Hans-Werner Sinn
LeMonde.fr, 28.10.2010

Hans-Werner Sinn, président de l'Institut de recherche économique IFO de Munich

L'Allemagne a profité de l'euro de la même manière que tous les autres pays européens. L'euro a créé une zone de stabilité en Europe et protégé les pays membres contre les turbulences monétaires. Grâce à lui, le taux d'inflation a été plus bas que celui enregistré par le deutschemark au cours de ses cinquante ans d'existence. Il a favorisé le commerce et a été un pas important vers la poursuite de l'intégration politique de l'Europe. Mais a-t-il aidé l'Allemagne davantage que les autres pays ?

Nombreux sont ceux, dont Christine Lagarde, qui le pensent, compte tenu de l'excédent des exportations de l'économie allemande. Ils veulent même obliger l'Allemagne à augmenter les salaires pour réduire ces excédents. Ce faisant, ils oublient que les excédents d'exportations correspondent par définition à des exportations de capitaux. Le capital est l'élixir de vie du système capitaliste. Là où il afflue, l'économie est florissante, là où il fuit, elle est faible. Il est donc erroné d'interpréter les excédents d'exportations comme des bénéfices commerciaux.

Durant les années qui ont précédé la crise, l'Allemagne a souffert d'une hémorragie d'exportations de capitaux qui ont été utilisés pour être injectés dans les économies des pays de la périphérie sud-ouest de l'Europe, ainsi que des pays anglo-saxons et de la France. La transfusion sanguine a permis d'y déclencher un boom sans précédent de la conjoncture nationale, qui s'est étendu des marchés de l'immobilier à toute l'économie, tandis que l'Allemagne était affaiblie.

Depuis l'annonce de l'euro au milieu des années 1990, l'Allemagne a été le deuxième plus gros exportateur de capitaux du monde après la Chine. La part du lion de ses épargnes était investie dans d'autres pays au lieu de l'être en Allemagne.

Au milieu des années 1995 à 2008, 76 % des épargnes allemandes (personnes privées, Etat et entreprises) ont été investies à l'étranger, contre seulement 24 % en Allemagne. Le pays a connu, pendant ce temps, le taux d'investissement net le plus bas de tous les Etats membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le deuxième plus bas taux de croissance de tous les pays européens. En ce qui concerne le produit intérieur brut par habitant, l'Allemagne - oui, même l'Allemagne de l'Ouest considérée seule - se trouvait toujours en dessous du niveau français. Cela ne ressemble pas au bilan d'un profiteur de l'euro...

Le boom de l'économie nationale que les sorties de capitaux ont provoqué dans des pays tels que la Grèce, l'Espagne, l'Irlande et, dans une moindre mesure, la France, a conduit dans ces pays à une rapide augmentation de l'activité de la construction. Les ouvriers du bâtiment trouvaient des emplois et dépensaient leur salaire en biens de consommation. Les propriétaires de biens immobiliers se réjouissaient de fortes augmentations de leurs avoirs, qui les incitaient à d'autres investissements financés par le crédit.

Tout cela a conduit à une croissance réelle élevée, mais aussi à une surchauffe inflationniste qui a réduit la compétitivité et créé des déficits dans leur commerce extérieur. Ces déficits étaient la contrepartie nécessaire des importations de capitaux.

En Allemagne, cela a été l'inverse. Les sorties de capitaux ont déclenché un marasme de l'économie intérieure avec une chute des valeurs immobilières. Les prix et les salaires n'ont que peu augmenté, beaucoup plus lentement que dans les pays voisins. De 1995 à 2008, l'Allemagne a dévalué réellement de 18 % par rapport à ses partenaires européens. Cette dévaluation a permis les excédents d'exportations de ce pays. En soi, ces excédents étaient une compensation bienvenue pour la conjoncture intérieure en mauvaise situation. Cependant, ils n'étaient pas un signe de la force du pays, mais le résultat de la faiblesse due à une hémorragie depuis des années. C'est là que réside l'erreur d'interprétation de Christine Lagarde.

Les sorties de capitaux allemands n'étaient pas seulement le résultat de l'euro. Ces dernières années, j'ai fréquemment évoqué le problème de la faiblesse de l'Allemagne en tant que pays où investir, en particulier du fait de la régulation excessive du marché de l'emploi et de la politique sociale. Cette faiblesse est devenue un problème particulier lorsque l'euro a été introduit, car avec lui a été créé en Europe un marché des capitaux unique qui occultait les différences de taux d'intérêt autrefois énormes.

Les capitaux financiers pouvaient désormais traverser les frontières sans entrave et apparemment sans risque, pour financer à l'étranger des projets productifs. C'était un gros avantage pour les pays importateurs de capitaux. Les investisseurs allemands en ont également profité, ou du moins le croyaient-ils. Cependant, les entreprises allemandes, dont la productivité et le niveau des salaires dépendent largement de l'investissement dans le pays, ont subi des pertes douloureuses, qui ont placé la société allemande devant un risque de décrochage.

La crise de l'endettement européen montre que bien des rendements prévus ne pourront être atteints. De nombreux investisseurs allemands ne reverront plus leur argent. Cela les incite à penser différemment. Les écarts entre les taux d'intérêt recommencent à augmenter et le capital d'épargne est placé à nouveau de plus en plus en Allemagne. Un boom du bâtiment vient de commencer en Allemagne et la croissance allemande se situe pour la première fois depuis longtemps de nouveau en tête de la zone euro.

De manière symétrique, il se passe ce qui est arrivé dans les pays de la périphérie sud-ouest de l'Europe pendant ces quinze dernières années. Tandis que les anciens pays endettés stagnent, l'Allemagne connaît un boom. Les salaires et les prix augmenteront plus vite dans les années à venir pour cette raison. Cela diminuera la compétitivité allemande et réduira les excédents du commerce extérieur, ainsi que le souhaite Christine Lagarde.

Hans-Werner Sinn, président de l'Institut de recherche économique IFO de Munich