Ce que le fiasco de la vaccination nous révèle des failles structurelles de l'Union européenne

Charles Reviens, Atlantico.fr, January 23rd, 2021.

Le rythme de la vaccination dans l'Union européenne est inférieur à celui que connaissent Israël, mais aussi les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Un écart de rythme qui s’explique pour partie par des questions logistique, mais aussi par l'enjeu de l'approvisionnement en doses.

Atlantico : L'Union européenne accuse un retard dans le déploiement des vaccins et semble manquer cruellement de doses. Où en est actuellement la campagne de vaccination à l'échelle européenne ? Comparée à celle de pays comme Israël, la stratégie européenne montre-t-elle ses failles?

Charles Reviens: Cette contribution se limite à l’analyse comparée des programmes de vaccination, sans jugement sur la pertinence de ces programmes au sein du mix sanitaire permettant de gérer au mieux la présente pandémie virale respiratoire, comme le fait par exemple le biologiste Claude-Alexandre Gustave dans une contribution Atlantico récente.

Rappelons d’abord la situation sanitaire relative de l’Union européenne : les pays membres présentent à date un ratio de 979 morts par million d’habitants, quatre fois supérieur au ratio mondial (266) mais meilleur que celui des Etats-Unis (1 227 morts) ou du Royaume-Uni (1 326). La situation est totalement différente concernant les rythmes des programmes de vaccination : derrière le champion toutes catégories Israël qui a vacciné près de 40 % de sa population en quatre semaines, l’Union européenne en est à 1,58 % de population vaccinée contre 5 % aux Etats-Unis et 8 % au Royaume-Uni.
 
Cet écart de rythme s’explique pour partie par des questions logistiques qui ont fait l’objet de dures critiques des pouvoirs publiques en France et en Europe. Mais l’enjeu de l’approvisionnement en vaccins est un sujet légitime puisqu’à date les pays qui ont des taux de vaccination infiniment supérieurs ont recours aux mêmes vaccins, principalement le vaccin Pfizer/BioNTech et accessoirement le Moderna. C’est le délai auquel les différents pays ont placé leurs commandes qui fait toute la différence : les Etats-Unis ont précommandé à Pfizer dès juillet 2020 un premier lot de 100 millions de doses pour 2 milliards de dollars, alors que le premier accord de Pfizer avec la Commission Européenne date de novembre. Israël a commandé également en novembre, mais apparemment en acceptant de payer les vaccins 40 % plus cher et pour des volumes beaucoup plus faibles. La critique est particulièrement vive en Allemagne où la situation Covid-19 s’est considérablement dégradée depuis le printemps et où, dans le cadre d’une petite rivalité franco-allemande, on indique que la Commission aurait refusé une offre de 500 millions de doses de l’allemand BioNTech pour ne pas défavoriser le français Sanofi dont le vaccin a pris beaucoup de retard.
 
Plusieurs pays européens ont été déjà contraints de ralentir leur campagne de vaccination après des retards de livraison annoncés par Pifzer il y a quelques jours. Concernant la France qui a un droit de tirage de 15 % sur la commande européenne, les pouvoirs publics ont indiqué le 15 janvier dernier un rythme de réception de 500 000 vaccins par semaine, ce qui représente 0,7% de la population, ou même 0,35 % compte-tenu de la nécessité d’une double injection. Cela rend probablement possible un alignement du rythme français très critiqué au début sur la performance des autres pays membres de l’Union, mais rendant très difficile voire impossible le rattrapage des niveaux des pays anglo-saxons. Comme nous l’apprenait Jules Renard, le temps perdu ne se rattrape jamais.
 
Le professeur d'économie à l'université de Munich Hans-Werner Sinn estime que "la lenteur du déploiement des vaccins est le fruit de son incapacité à coordonner intérêts et visions différentes des États membres”. L'UE est-elle victime de sa rigidité institutionnelle?
 
Hans-Werner Sinn est un professeur allemand d’économie et de finances publiques peu connu du grand public français mais disposant sur les dernières décennies d’une importante influence dans le débat public allemand et européen. Ses analyses et prises de position ne sont marquées ni par une réticence a priori ni un biais en faveur du projet européen dont il est le chroniqueur économique régulier au vu de l’impact majeur de ce projet sur les sociétés et économies européennes.

Le professeur Sinn a ainsi publié le 18 janvier dernier dans Projet Syndicate un papier intitulé « la débâcle de la vaccination européenne », le recours au terme débâcle prenant un sens particulièrement fort en France de 2020-2021 où l’on relit et cite d’abondance « l’’étrange défaite » de Marc Bloch écrit peu après la déroute militaire de nos armes lors de la bataille de France de 1940.

La critique essentielle du professeur Sinn porte sur le choix de l’été 2020 des pays membres de l’Union européenne de confier à la Commission la gestion centralisée de l’acquisition des vaccins pour tous les pays membres. Cette décision constitue pour Sinn l’explication majeure de la lenteur des programmes de vaccination en Europe continentale au regard des benchmarks britanniques, américains ou israéliens. L’attaque est à la fois opérationnelle et sur le plan des principes.

Hans-Werner Sinn constate le retard pris par la Commission européenne et déjà évoqué pour la finalisation de ses négociations avec les laboratoires pharmaceutiques : les autres pays occidentaux ont passé leurs commandes de vaccins beaucoup plus tôt et profitent à plein de la règle « premier arrivé premier servi » concernant les vaccins autorisés disponibles (Pfizer/BioNTech et Moderna).

Le manque d’ambition ou de prise de risque a conduit à des commandes moins importantes et surtout plus tardives pour l’Union Européenne. Le professeur Sinn compare ce qu’aurait coûté l’achat des 6 vaccins pour les deux tiers de la population (29 milliards d’euros) avec le coût au quotidien de la crise économique et social Covid-19 : comme la crise coûte trois milliards d’euros par jour, les achats de vaccin même surnuméraires représentent une dizaine de jours de crise alors que nous entrons dans la deuxième année de la pandémie.

Sinn considère que cette situation tient au fonctionnement institutionnel de l’Union européenne où les coûts et les temps de coordination sont très (trop ?) longs avec des pays ayant des contraintes et des perceptions divergentes (sur les risques sanitaires des vaccins, sur leurs coûts, sur le niveau de l’urgence sanitaire…). Il y a en outre la question du lobbying centralisé européen où des laboratoires installés comme Sanofi et AstraZeneca disposent à Bruxelles de capacités d’influence beaucoup plus importantes qu’une société moins installée comme la firme allemande BioNTech alors même que ces sociétés n’ont pas été en mesure de mener des essais cliniques concluants au même rythme que BioNTech. De fait la décision d’achat de la Commission avec Sanofi est annoncée 18 septembre 2020 soit deux mois avant l’accord avec Pfizer/BioNTech annoncé le 12 novembre alors que l’écart de disponibilité est d’un an entre les deux vaccins.

Vient enfin la question de la non-application dans ce dossier par les pays européens du principe de subsidiarité prévu à, principe qui supposait la supériorité de l’action supranationale sur les initiatives des différents pays de l’Union. Le professeur Sinn considère au contraire que si les gouvernements des États membres avaient été en mesure d’acheter des vaccins indépendamment et en concurrence directe avec d’autres pays du monde, ils auraient éventuellement dû payer un prix légèrement plus élevé mais auraient passé leurs commandes beaucoup plus tôt pour ne pas être en situation de pénurie, et auraient par ailleurs permis d’accroître les capacités d’investissement et de production des laboratoires pharmaceutiques.

L'UE n'a pas suffisamment fait confiance au laboratoire BioNTech qui a pourtant développé l'un des vaccins les plus efficaces avec Pfizer. Selon Hans Werner Sinn, "la rivalité entre les fabricants nationaux de vaccins a peut-être contribué à la réticence de l'UE à précommander une plus grande quantité du vaccin allemand l'été dernier. Compte tenu du vacarme engendré par le lobbying des géants pharmaceutiques européens auprès de la Commission européenne, BioNTech, une petite start-up de Mayence, avait peu de chances de se faire entendre." La Commission n'a donc pas su résister aux pressions des laboratoires traditionnels déjà installés?

La question de la puissance du lobbying des grands acteurs historique de la vaccination et des vaccins a été traitée dans la question précédente.

Ce qui est très intéressant dans le cas de la société allemande BionNTech, c’est le fait que cette société de Mainz, à l’origine du vaccin le plus utilisé dans le monde pour le moment, est européenne mais que ses partenaires commerciaux, industriels et financiers majeurs ne sont pas européens mais mondiaux dans le cadre de fait d’une émulation et d’un marché mondial sur les vaccins.

BioNTech passe ainsi deux accords clés dès mars 2020, d’une part avec Pfizer pour le codéveloppement et la distribution mondiale du vaccin hors Chine, et d’autre part avec Fosun, plus grand groupe privé chinois, avec un investissement de 135 millions de dollars en contrepartie de droits de distribution exclusive en Chine. Il y a certes eu des financements européens et allemands de BioNTech, mais on note par ailleurs l’important investissement en juin de 250 millions de dollars du fond souverain de Singapour dans BioNTech.

Il y a donc eu des prises de risques importants technologique et financiers d’acteurs non européens dans une société européenne, tandis que les pays membres ont confié à la Commission européenne une position principale de centrale d’achat en outre soumise aux sujétions des divergences entre pays membres et forces de lobbyings multiples.

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